Sex writing is writing

J’ai commencé à me poser des questions d’écriture sur le sexe en lisant Queen Kong (2021), le roman qu’Hélène Vignal a publié dans la collection érotique de Thierry Magnier, L’Ardeur. Je l’ai acheté lors de mon premier SLJ à Montreuil, j’y allais pour discuter avec la copine éditrice d’un ami proche, j’avais passé la nuit à préparer un book de trucs que j’écrivais depuis 10 ans, j’étais terrifiée. Dans le métro du retour, la première page m’a ramenée vers mes 15 ans et la découverte de Bye Bye Blondie (Virginie Despentes, 2012), dont je ne me souviens de rien sinon du rythme. Les pages suivantes m’ont chopée dans mon canapé, dans mon lit, dans la nuit, j’y trouvais des phrases tellement précises, tellement belles, ça m’a beaucoup impressionnée. Ça a ouvert quelque chose, aussi. Ça m’a donné une direction pour travailler.

Quand j’ai lancé l’écriture de La Chasse, j’ai beaucoup réfléchi aux scènes de cul que j’avais lues ailleurs, je voulais les élucider. Il y avait ce paragraphe dans A Brief History of Seven Killings (Marlon James, 2014), deux gars se réveillent ensemble, ils savent qu’ils ne devraient pas être là – ensemble –, ils pensent pouvoir renoncer à leur journée s’ils restent immobiles, et c’est quoi, 5 lignes, jusqu’à cette phrase : « Bad man don’t take no cock. But me not bad, me worse », ça m’a retournée, schlak, avant/après. Il y avait aussi des images que je trouvais éclatantes dans certaines chansons – Vald : « Elle sent le cul et le beurre de karité » (Vitrine, ft. Damso, 2017), Lana Del Rey : « You fit me better than my favorite sweater » (Blue Jeans, 2012), Booba : « T’as aimé sucer, j’ai Aimé Césaire » (OKLM, 2014 – au passage, vraiment le pire clip de Booba, je ne recommande pas). Et puis, il y avait ce que je sentais dans certains romans, sans toujours le situer, mais que je voulais éviter : une longue scène au bord d’un lac, pénible, une meuf qui se fait pilonner dans les ruines d’un métro, re-pénible, une meuf qui essaie de se taper un mec bourré avant la fin du monde, supra pénible. J’ai d’abord cru que c’était une question de mots, d’esthétique – certaines formules résonnent, d’autres non, et voilà, fin du débat. En fait, je ne crois pas. C’est ailleurs. C’est une question de dramaturgie. C’est une question de politique.

Sans rentrer dans des détails lourdingues dont on n’a pas tellement besoin pour avancer dans la réflexion ici, je me débats avec ma sexualité, depuis longtemps et comme tout le monde. Ça se passe sur plusieurs tableaux, dont deux – un passif tristement banal de violences incestuelles et une orientation sexuelle admise sur le tard – partagent, dans mon parcours, le même type de résistance à la mise en récit. Le premier parce qu’il m’a fallu 34 ans pour admettre qu’il y avait là quelque chose qui devait être dit pour que je puisse respirer. Le deuxième car il était recouvert par du fantasme : quand j’avais 14/15 ans, je dormais dans les bras et les cheveux de ma meilleure amie, elle me racontait des histoires de cul avec mes chanteurs préférés et il a fallu que je lise Romance (Arnaud Cathrine, 2020) l’hiver dernier pour comprendre ce que ça voulait dire. Dans ce roman aussi, les scènes de sexe sont belles. Elles sont belles parce qu’elles sont urgentes et parfois un peu tristes. Elles sont belles surtout parce qu’elles sont problématisées.

Ça me désespère un peu que mon kink dans la vie soit les problématiques (problématchik), mais bon, que voulez-vous, on fait ce qu’on peut. Queen Kong, Romance ne sont pas des romans avec du sexe, ce sont des romans sur le sexe, en fait sur le désir, et même, plus précisément, sur l’impossibilité, l’intolérabilité, l’indicibilité de ce désir, bref, ce sont des romans qui résonnent avec cette phrase de Dorothy Allison : « The conflict itself became part of the erotic charge » (« Puritans, Perverts and Feminists », Skin. Talking About Sex, Class and Literature, 1994). Comme chez Marlon James, comme chez Bertha Harris (Lover, 1976) ou Violette Leduc (Thérèse et Isabelle, 1966), plus récemment comme dans Milk Fed (Melissa Broder, 2023) –, le sexe n’y arrive pas comme une décharge ou un aboutissement, il ne résout ni ne soulage, bien au contraire, il met en tension : d’un côté l’impossibilité à dire (l’autonomie sexuelle des femmes, le désir gay, le désir lesbien, et patin couffin), de l’autre la nécessité de dire, et donc d’écrire (l’autonomie sexuelle des femmes, le désir gay, le désir lesbien, et re-patin couffin). À ce titre, il est frappant de constater comment tous ces écrivain·es nomment clairement les choses qu’iels racontent : pas de métaphores fuyantes, pas d’euphémismes ou de vulgarité-vitrine, iels savent que la grivoiserie est une stratégie d’évitement, iels optent pour la frontalité, même si c’est brutal. Iels composent avec des mots, des images, des situations que d’autres ont clamé pour eux (surtout eux). Iels viennent les reprendre.

« Sex Talk », le plus beau texte de Skin, parle de ça : des clichés qui infusent, des mots dont disposent les autrices lesbiennes pour écrire le sexe quand tout le dictionnaire a été pensé par les hétéros, des histoires qu’elles se racontent pour s’exciter, se lier. Je lisais ça en bossant sur La Chasse, et je pensais aux chuchotements de ma meilleure amie quand elle décrivait dans mon cou comment les doigts de John Frusciante devaient me faire trembler, je pensais aux histoires que j’ai inventées pour elle pendant plusieurs années et qu’elle lisait en serrant ma main dans sa chambre ou à la récré et, après elle, à cette autre amie, ces autres histoires, tant de mots pour écrire, à l’une, à l’autre, je suis amoureuse de toi et je ne le sais pas. Fun fact : au bord de la mer, à la fin du printemps, la meuf qui m’a permis de comprendre était scénariste. Pardon mais lol.

Je crois que le sexe et le désir ne peuvent pas se raconter sans le conflit. On se ment quand on prétend que ça peut être simple ; si c’était simple, on n’aurait pas besoin de rappeler tous les jours, toutes les heures, que c’est ok, que tout va bien – je veux dire, qui pense ça, qui a le privilège de défendre ce discours ? Je crois qu’il faut faire face à cette charge, et je crois qu’en dépit des apparences, elle n’exclut ni la légèreté, ni la joie. Il y a de la lumière dans la torsion. Le plaisir aussi se problématise.

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